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Vivre sans liens?

« Parler de la souffrance... Encore ! me dit une pratiquante...et en plus, c’est bientôt Noël ! »

Oui ,parce que dans cette période, la solitude  peut être ressentie très fortement, que l’on soit seul.e ou entouré.e. Il y a un sentiment de coupure, se sentir coupé des autres, et cette souffrance va renforcer la coupure, qui va renforcer la souffrance etc. Mais je ne veux pas en rester là, bien sûr, il s’agit de savoir comment y mettre fin alors je vais tout de suite lire la fin du texte, une conclusion de R. Anderson Roshi :

« Quand nous nous rappelons encore et encore la joie qui naît de l’attention aux autres, de la gratitude, quand nous nous rappelons le bonheur d’une vie basée sur les préceptes transmis par les Bouddhas, notre vie s’illumine. »

C’est cela notre chemin, de l’obscurité à la lumière…Pour parler de ce sentiment de coupure d’avec les autres, j’ai choisi ce vieux terme japonais de « Muen » qui me semble bien refléter cela.

MU est une négation, c'est un MU très célèbre, pour ceux qui ont lu des histoires Zen. C'est le MU de Joshu lorsqu'on lui demande si le chat a la nature de Bouddha et qu'il s'exclame « MU ! » 

Qu'est-ce que ça veut dire la réponse de Jôshu ? Est-ce que le chat a la nature de Bouddha? Ce MU est une négation prête à se transformer. On peut utiliser un autre mode de négation qui voudrait dire « non ». Mais MU est un non qui peut, éventuellement, se retourner en « oui ». MU est les deux à la fois!

Ici : MUEN, c'est un terme qui apparaît vers le 13e siècle, l'époque de Kamakura, période passionnante ! De nouvelles approches du bouddhisme, mais aussi des guerres civiles, une ère de bouleversement total de toute la société, jusque là très stable, même immobile. Plus ou moins, jusque là chacune connaissait sa place, bonne ou mauvaise en fonction de ses actes dans les vies antérieures. Chacun savait comment il était relié aux autres. Et cette période de Kamakura transforme complètement la société, faisant éclater ces places, et ces certitudes.. « EN » est tout ce qui est la relation, le rapport, le lien et finit par prendre le sens de destinée.

Donc apparaît un nouveau genre de personnes qui sont MUEN, c'est-à-dire qu’ils ont perdu le lien avec le reste de la société- et c’est vu comme une chose terrible ! Les samouraïs sans maître, les paysans qui perdent leur terre, les personnes qui échappent de la position dans laquelle ils sont nés sont considérés comme MUEN. Et puis, les enfants orphelins ou les personnes mourant sans descendance, pour qui personne ne pourraient faire d'offrande devant l'autel des ancêtres, étaient considérés comme n'étant plus reliés au monde des vivants. On allait devenir un mort qui risquait de revenir comme fantôme parce que l'on n'était plus relié.

Cela m'a intéressé parce que ça reflète bien notre société actuelle. MUEN, c'est ne plus avoir une vraie relation avec les autres, ceux qui nous entourent, ne plus avoir une place dans le monde. Actuellement nous sommes MUEN, et nous sommes encouragés à l’être. Nous sommes une société qui met l’accent sur : « Soyez des nomades », soyez comme des petits ludions qui se promènent et ont l'impression de n'être reliés à rien, ni à personne.

Ce qui contient à la fois une forme de liberté –on n’est plus à une place prédestinée dans une société immobile, mais aussi toute l'angoisse que cela peut apporter de ne plus se sentir relié, de ne plus trouver la place qu'on occupe dans ce monde. Au moment où en Occident, le concept d'égo et de liberté individuelle progresse, en même temps progresse cette angoisse. Et cette période de Noël est révélatrice de cette souffrance, et tend à la renforcer.

Ce qui est difficile c’est que pour sortir de sa souffrance, il faut d’abord accepter d’y êrre, sans essayer ni de s’y enfoncer, ni de la fuir. Il n’y a pas de fin de la souffrance si noius ne regardons pas notre souffrance.

Par exemple, j'interprète aussi MUEN, l'histoire très célèbre dans les Ecrits de la vie du Bouddha, de Kisagotami, cette femme qui a perdu son enfant et qui se présente devant le Bouddha avec son enfant mort dans les bras et lui demande de faire un miracle en redonnant la vie à son enfant. Et le Bouddha lui dit qu'il peut faire cela à condition qu'elle lui rapporte trois graines de moutarde venant d'une maison où il n'y a jamais eu de mort. Bien sûr, à chaque porte où elle fait sa demande on lui explique comment récemment un fils est mort, un père, une femme ou un mari est mort, etc. A la fin de la journée elle retourne auprès du Bouddha et, acceptant la mort, elle se réintègre, si je peux dire, dans ce lien qu'il y a entre vie et mort, entre ma souffrance et la souffrance de tous les êtres, elle se réintègre dans l’ensemble, dans l’humanité.

Donc en fait, nous ne sommes pas faits pour rester « Muen » parce que cette douleur, toute douleur, nous pouvons les partager, et c’est à partir de là, de cette douleur reconnue et partagée que nous pouvons aller vers les autres ; c’est là le lieu de naissance de la vraie compassion : non pas me « pencher vers » comme si j’étais extérieure, mais la reconnaissance de ce que nous partageons en tant qu’être humain- la souffrance, mais aussi bien sûr la joie, et le quotidien des jours.

Je voudrais dire comment je suis arrivée à ce point.


Nous avons tous des formes différentes de souffrance mais pour moi, l'expérience de la douleur- physique et mentale - extrême que l'on peut avoir pendant zazen a été un moment où il m’a semblé arriver à la racine même de la souffrance, là où je rejoins toutes les souffrances, et où à partir de cette racine de la souffrance, je peux partager la souffrance des êtres.

C'est le moment où cette souffrance me fait sortir de MUEN et me relie à tous les êtres. C'est vraiment pour moi une expérience vécue qui change radicalement le rapport qu'on peut avoir à notre vie et aux évènements dramatiques qui s'y produisent.

Je ne suis pas seule, d'autres personnes souffrent, ont souffert, souffriront également et cela me remet en quelque sorte dans un tissage de la vie humaine avec dukkha ( souffrance, mal-être) que l'on partage tous- et ainsi je ne m’enferme plus dans l’obscurité de ma souffrance.

 Si j'arrive à me mettre à la racine de la souffrance alors je peux approcher et peut-être partager les autres formes de souffrance.


Anderson Roshi dit : «  Vous vous asseyez simplement à votre place, avec votre souffrance, avec votre douleur, et vous ressentez la douleur de tous les êtres autour de vous.

Tous les bouddhas sont assis à cet endroit, pas au bord, de la souffrance, ni dans la banlieue de la souffrance. Ils s’assoient au centre même de la souffrance. »

MUEN quand je suis coupée de moi et des autres, c'est l'obscurité. C’est l’« ignorance », le 3ème Poison, lorsque je ne vois plus la relation vivante qu me relie à tous les autres.

Reliée, je reviens dans la lumière de ma véritable nature.


Et quand à l’époque de Kamakura apparaît ce qui n'était pas conceptualisée, qui n'était pas vu avec autant d'évidence, cette possibilité d'être séparé, coupé du reste de la société, alors, en retour, c’est « l’apparition » du bodhisattva- cet être de compassion pour aider et guider les êtres vers la lumière – bien sûr, Avalokiteshvara-Kanzeon, et le bodhisattva Jizo, Kshitigarba, le bodhisattva de la Terre, ce Jizo sama que je salue le matin ( en japonais!)

  Le bodhisattva Jizo va conduire tous les êtres sur tous les chemins afin qu'ils sortent de l'obscurité, de l'ignorance, de MUMYO, de la non-lumière.

A travers la lumière de la Sagesse et de la compassion, accompagné.e s par tous ceux et celles qui suivent ce Chemin d’Eveil, nous nous re-relions à tous les êtres, nous trouvons notre place juste, avec les autres et pour les autres.


L'illusion de MUEN, d'un moi indépendant, différent, non-relié aux autres, c’est l’ignorance dont parle les 4 Nobles Vérités. Elle amène une fermeture, car mon petit moi ne peut pas grand chose et j'en touche sans cesse les limites. Il essaye en quelque sorte de s'envoler mais bute contre ces limites. L'ignorance est le sol de notre souffrance car c'est à partir de l'ignorance que la colère et l'avidité vont apparaître.


Une liberté qui se voudrait détachée du reste des êtres et du monde ne serait qu’une liberté enfantine, capricieuse- « moi, moi, moi... » Mais nous vivons dans un grand cercle d’échanges et d’offrandes, là est notre véritable liberté : comprendre notre interdépendance, et relever nos manches (M° Dogen!) - ou nous asseoir sur notre coussin ( M° Dogen aussi!) - pour le bien de tous les êtres. Relié.e à tous, soutenu.e par tous, avançant ensemble.

« Et quand, conclut Anderson Roshi, nous nous rappelons encore et encore la joie qui naît de l’attention aux autres, de la gratitude, quand nous nous rappelons le bonheur d’une vie basée sur les préceptes transmis par les Bouddhas, notre vie s’illumine. »

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