Toujours sur « Instructions pour le cuisinier des temples Zen », texte passionnant par ce qu’il nous montre de la vie du temple, des façons de faire, de ce qu’on mange etc et surtout parce que c’est selon moi, le texte le plus accessible de M° Dogen, même si à la relecture on y trouve des enseignements profonds, qui reprennent son thème central : Eveil et pratique sont un, pas d’Eveil hors de la pratique- Phénomènes et Vacuité, comme le grain de riz, comme nous. Autrement dit, la Voie du Bouddha se réalise en retroussant (attachant !) ses manches !
Aujourd’hui, je suis partie d’une phrase un peu énigmatique à première vue, mais qui va nous amener au point central : qui sommes-nous ? Ou plus Rinzaï : Qu’est-ce que c’est ? On nous parle d’un ancien Maître, Guishan, et d’une vache...
« Quand vous mangez un grain de riz de Luling, ( ville chinoise), vous pouvez devenir le moine Guishan. Si vous ajoutez un grain, vous pouvez devenir la vache. »
(Ne pas oublier que M° Dogen fait des allusions à des textes ou koans parfaitement connus de ses auditeurs ! Nous aussi nous avons un stock d’histoires et de phrases bien connues, qui seraient incompréhensible dans 10 siècles et une tout autre culture!)
Histoire de Guishan et la vache : « Un jour Guishan dit aux moines : Cent ans après ma mort, je renaîtrai sous la forme d'une vache appartenant à un de nos fidèles habitant au pied de cette montagne. Sur le flanc droit de la vache sera écrit : Je suis Guishan. Maintenant, si vous dites que cette vache est moi, vous avez tort car c'est seulement une vache; si vous dites que c'est seulement une vache, vous avez tort car ce sera moi. Alors que dites-vous ? »
Voici les commentaires d’Uchiyma Roshi, dans son livre « Refining your Life » : ( voir blog du site)
C'est un peu bizarre. Mais si je devais mettre cette histoire à plat, je dirais ceci : en général, nous pensons que ce que nous nommons « moi » est une entité fixe. Mais en fait, une telle entité n'existe pas. Notre métabolisme change constamment, notre conscience flotte de-ci, de-là, alors, qu'est-ce donc que nous appellerions « moi » ?
Il n'y a pas de substance concrète, comme le noyau à l'intérieur de la cerise, dont nous pouvons dire « je ». Vacuité : Filet d’Indra, tout relié, pas d’existence indépendante !
Et pourtant, bien que nous disions que rien n'est fixe, cela ne signifie pas que le « moi » est inexistant. Notre « moi » apparaît à la jonction de ce qui est relativement fixe, ( le nom et la forme, l’identité ressentie)et de ce qui ne peut être fixé. ( le « moi »)
Vivre la Réalité Ultime, c'est essayer d'exprimer la vie à cette jonction où ce qui est fixe se confond avec l'indéterminé, l'indéfini. C'est difficile à comprendre. Maître Dôgen tend à exprimer le point le plus subtil touchant cette jonction, ou l'expression de la vie même. En d'autres termes « Quand vous mangez un grain de riz de Luling, vous pouvez devenir Guishan. » Guishan, donc une personne de la Voie.
Pourquoi le riz de Luling ? A cause d’un autre koan : « Un moine demanda à Seigen Gyoshi : « Quelle est l'essence de l'Enseignement du Bouddha ? » Seigen Gyoshi répondit : « Quel est le prix du riz à Luling ? » on y revient samedi prochain !
Nous vivons parce que nous mangeons du riz, ou n'importe quelle nourriture contenant un certain apport nutritif, et qui a un prix coûtant sur le marché. D'autre part, comme nous utilisons nos corps pour pratiquer la Voie du Bouddha, nous exprimons la bouddhéité sans limites. Mais attention, manger le riz seulement ne garantit pas que nous manifestions l'infini du Bouddha, car si nous ne pratiquons pas la Voie, il ne reste qu'un tas de viande. Nous pourrions considérer cela à la lueur du texte : « Si vous ajoutez un grain, vous pouvez devenir la vache. » c’est-à-dire ce qu’Uchiyama Roshi appelle une personne qui ne vit que dans les phénomènes, un tas de viande, pas facile à entendre. » Un sac de chair rouge » Lintsi.
M° Dogen : « Vivre cent ans sans but, c'est manger le fruit amer du temps, devenir un misérable sac d'os. Même si vous vous êtes laissés aller à l'esclavage de vos sens pendant cent ans, suivre la pratique du Bouddha, ne serait-ce qu'une seule journée, vous donnera cent ans de vie, dans ce monde comme dans le prochain. » De la vache à Guishan !
Qu'est-ce donc que le corps ? En fait ce n'est ni une entité fixe, ni quelque chose d'indéfini. Si vous mangez afin de pouvoir pratiquer le zazen, vous nourrissez le zazen. Si vous mangez pour pouvoir voler, vous nourrissez seulement un voleur; si vous mangez pour pouvoir sortir et aller voir une prostituée, le riz devient ce but lui-même.
Puisque vous faites le zazen avec votre corps, quand on dit :« La vache mange Guishan », il serait faux de croire qu'il faut mieux rejeter le corps (ici la vache), parce qu'il serait sans valeur, et ne garder que le zazen (ici Guishan); notre zazen ne devient la pratique du Bouddha que parce que précisément il est pratiqué avec ce corps dans cette vie de tous les jours.
Il y aura toujours un aspect pleurnichard et insatisfait de nous-mêmes avec lequel il faudra bien s'entendre ! Le Dharma n'attend pas pour devenir manifeste que nous ayons jugulé cette part; au contraire, la fonction du Dharma et du zazen est de prendre soin de ce côté récalcitrant, comme une mère berce son enfant. « Guishan rumine la vache », selon moi la signification la plus profonde est sans doute dans le mot ruminer.
Non pas dans le sens de « ruminer » des pensées, mais, vous savez la lueur rêveuse des vaches quand elles ruminent dans un pré...ruminer ici, c’est prendre soin – Guishan prend soin de la vache, comme notre zazen prend soin de notre côté immature, celui qui crie toujours « moi, moi, moi ! »
Maître Dôgen nous conseille de réfléchir à tout cela : « Regardez si vous avez profondément compris ces choses (…), soyez direct dans votre pratique. » Bien que Instructions... s'adresse à la personne qui prépare les repas, nous pouvons voir maintenant qu'il ne parle que de la façon de pratiquer et de manifester le Dharma : « Voyez Guishan et la vache comme un, pas comme deux, même s'ils apparaissent momentanément ainsi. »
Dans le texte original, « comme un » se dit Ichinyo3 ( Ichi= un, et Nyô= tel, semblable) qui se rapporte au Bouddha et à tous les êtres vivants – un, et non pas deux.
Ninyo (Ni=2) traduit ici par « comme deux » signifie qu'ils semblent être différents.
Les expressions Ichinyo ou Ninyo ne prendront leur vrai sens que lorsque vous pratiquerez chaque chose comme l'activité d'un Bouddha, et quand vous comprendrez que le Bouddha n'est pas séparé des êtres vivants, pas séparé de vous.
Ichinyo, une autre façon d'exprimer Tathâta, c'est-à-dire la Vérité Indéniable. Ce terme implique aussi l'égalité absolue entre les choses.
Ninyo fait référence à l'apparence de séparation entre le Bouddha et nous-mêmes.
La séparation entre Bouddha et nous-même n'est pas fixe, ni absolue. Provisoirement, nous apparaissons comme deux entités séparées, c'est pour cela que nous pratiquons, aspirant à suivre les enseignements du Bouddha. Pourtant, si vous voyez le Dharma comme une réalité séparée de vous, ou que vous décidiez de devenir Bouddha, créant ainsi un but, ou un objet à votre pratique, vous feriez complètement erreur.
Enfin M° Dogen ajoute :« Dans votre vie de tous les jours, n'oubliez jamais ceci, pas même un seul instant ». Bien que nous pratiquions le Dharma toute notre vie, le fait de pratiquer ici et maintenant, jour après jour, manifeste en lui-même l'éternité.
« Corps-esprit » : pratiquer zazen avec tout le corps-esprit, et accomplir « de tout coeur » toutes nos actions, c’est, dit Uchiyama Roshi, cela la vie entière, complète. La Vie merveilleuse.
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