"Moi, je suis..."
- Joshin Sensei

- 29 nov.
- 4 min de lecture
Il y a une expression qui me fait sourire dans le zen : « Ne pas s‘attacher soi même avec une non-corde ». Une non-corde c’est prendre un élément pour nous définir, et nous attacher avec, si bien que nous ne pouvons plus bouger.
Une des façons les plus courantes que nous avons de nous attacher nous-même, c’est de nous « qualifier », plus que cela nous approprier nous-même, de nous enfermer dans une appropriation, un « je suis ». On rétrécit notre espace intérieur, on se bloque dans ce qui me semble un fardeau qu’il n’est pas nécessaire de porter.
Par exemple : quelqu'un m'a dit récemment au téléphone: « Moi, je suis quelqu’un qui a du mal à pardonner... » ( dressez l’oreille quand vous vous entendez dire : « Moi, je suis »!) Alors ça m'a un peu étonnée comme formulation parce que je me suis dit, oui bien sûr pardonner, c'est difficile. Je pense même, évidemment tout dépend du degré, mais enfin fondamentalement, on a tous du mal à pardonner ! Et si pardonner, c'était facile, ça se saurait et les relations entre les gens seraient bien différentes. Ce qui m'a étonnée le plus , c'est ce “ Moi je” comme si, comment dire, comme si d'une façon plus ou moins subtile, cette personne se mettait un petit peu à l'écart des autres et qu'elle se trouvait un trait de caractère un petit peu spécial, même s'il était négatif ; c'était quelque chose qui la caractérisait, elle. Alors que je pense qu’avoir du mal à pardonner c'est quelque chose qui caractérise tout le monde et donc par le fait ne caractérise personne. Et je me suis demandé pourquoi, même sur quelque chose qui n'est pas flatteur, poser ce “ Moi je suis ” avec une certaine fierté !
Dans le même sens, j'ai entendu: “Moi je suis un Breton têtu!” Excusez-moi les Bretons ! mais quelqu'un m'a dit ça et il m’a semblé qu’en reliant “têtu” et “moi”, en fait, il s'enferme lui-même ; iI s'interdit de changer, même à son détriment : bien sûr on est tous têtus, on pense tous qu'on a raison mais bien sûr aussi qu’il faut rester souple parce que oui, il faut pouvoir changer d'avis, changer de perspective etc; et là en disant “Moi je” il s'enfermait lui-même dans son entêtement, il s'interdisait lui-même de pouvoir sortir d'une situation difficile qui demandait de changer. Il en était incapable, parce que changer aurait demander de toucher à ce qu'il considérait profondément “moi”. Il s’était attaché avec la non-corde du « moi je suis »
Et la dernière chose que quelqu'un m'a dit : “ Moi je suis une personne horrible ; j'ai fait des choses horribles et alors ça me bloque. Je ne peux pas pratiquer, je ne peux pas aller sur un Chemin spirituel, parce que moi je suis quelqu'un d'horrible.”
Alors, bien sûr, ça m'a touchée, ça m'a fait de la peine d'entendre quelqu'un dire ça. Parce que en mettant sur le même niveau “je suis quelqu'un d'horrible” et “j'ai fait ou dit des choses horribles” on s'est « caractérisé », enfermé dans une définition de soi et on a fermé toute sortie qui pourrait aller vers un endroit justement il y aurait plus d'espace, et où on pourrait changer, non pas le passé mais le présent et le futur.
Donc ces trois choses entendues m'ont fait réfléchir et je me suis demandé, qu'est-ce qu'on fait pour se libérer ? Parce que pour moi là, c'est un enfermement, comme aller volontairement dans une petite pièce et s'enfermer soi-même à double tour et après bien sûr on est dans l’obscurité et c’est une souffrance.
Et ça c'est l'appropriation de soi ; c'est un terme qu'on va retrouver souvent dans les enseignements du Bouddha . Construire un soi, un moi, qui nous permet de vivre, et d’agir, c’est indispensable mais s’approprier ce moi à travers le « moi je suis », c’est devenir de plus en plus comme de la pierre, lourd, et nous rendre incapable de bouger.
Comment est-ce que ça marche dans l’autre sens ? On est content de nous, on a fait qqc de réussi, une jolie photo, un joli tricot, on a construit un beau pont, enfin voilà on regarde la chose et puis on se dit : waouh c'est vraiment bien !
Est-ce que là aussi c’est un problème ? Un enfermement ?
Ca dépend ! Parce qu’il me semble qu’un certain contentement en face de quelque chose qu'on a fait, ça va ! On entend bien que c’est différent : « Moi, j’ai fait cela ! »
Mais ça va du moment qu'on le lâche aussitôt ; ça va du moment où justement on ne referme pas les mains pour se l'approprier. Et si en même temps on se rappelle que cette réalisation, on ne l'a pas fait seul ; on a pu le faire parce qu'il y a eu avant nous d'innombrables personnes qui ont guidé notre technique, ou notre œil.
Si nous avons déjà défini ce que nous sommes, alors la vie, le changement ne peut plus passer à travers nous; nous avons construit un mur en quelque sorte et nous n'allons plus bouger, plus changer.
Et ce mur va nous couper, nous couper des autres et nous couper de nous-même : Katagiri Roshi dit que vouloir s’approprier soi même et se définir, c’ est à l’origine de notre sentiment de solitude.
Mais il y a une ouverture, nous pouvons laisser la place au changement; ce changement va se faire justement à travers notre pratique et notamment à travers zazen, qui va détacher la non-corde avec laquelle nous nous sommes attaché.es; zazen qui nous permet de nous ouvrir à nous-même, et de laisser les murs s’écrouler pour que nous retrouvions l’air, l’espace, la joie, et la liberté. Nous pouvons respirer, nous pouvons bouger.
Redevenu.e libre de nous-même, nous continuons à avancer dans la lumière de notre Chemin d’Eveil...




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