Il y a un proverbe au Japon qui dit « Même le voleur a 10 % raison ». Cela m’a toujours laissée perplexe : alors moi j’ai 10 % tort ? Quel tort : imprudence, négligence ? Cela veut-il dire que je dois toujours fermer ma porte à clé, verrouiller mon vélo et ne jamais laisser mon linge flotter entre les cerisiers… ? Devrais-je rentrer les tomates quand elles sont encore vertes, et ne pas faire confiance à mes voisins ?
Je repense à tout cela ce matin, plantée devant mon vélo, fixant mon panier vide. Le temps d’acheter du pain, mon sac en nylon vert, tout vieux, tout effiloché, à la couleur passée par trop de lavages, a disparu. Etait-il tentant, livré à tout vent, bien gonflé, prêt à être attrapé ? Ce voleur, ce chapardeur a-t-il pensé trouver dedans chocolats de Pâques et cadeaux de Noël ? Une pensée malicieuse me vient : j’aimerais voir son expression quand il va ouvrir son butin! Il n’y trouvera que boîtes à œufs vides et sacs en papier bien pliés, le tout pour aller au marché, car ici il est de bon ton le samedi matin d’ arriver bien préparée.Je souris : sera-t-il touché par mon engagement écologique ? Cela le décidera-t-il à tout déposer dans la poubelle de recyclage ? Verra-t-on le début d’une vocation verte ? Une grande illumination écolo ? Dans ce cas, j’aurai eu 100 % raison de laisser mes affaires en vrac et lui de profiter de l’occasion !
Je sais bien qu’il y a en ville ou à la campagne, des personnes au regard acéré, à la main légère, qui ne s’embarrassent pas des notions du mien et du tien. Qu’il est sans doute tentant pour elles, et peut-être amusant, de saisir lestement ce qui se présente et de courir à l’abri voir ce que le sort – un peu aidé toutefois - a mis sur leur chemin. Et là, on en revient au proverbe japonais.
Est-ce qu’il m’appartient, à moi qui ai la notion de « mien » bien ancrée, de ne pas aider le sort ? Ou bien d’accepter que cette idée de « c’est à moi » est flottante, transitoire et que – dans une certaine mesure, et c’est là que la difficulté se présente - les choses changent de main, s’égarent dans d’autres poches, apparaissent puis disparaissent dans ma vie, sans que je puisse jamais être certaine qu’elles vont y rester définitivement.
Oui, c’est une idée qui nous semble étrange, pour ne pas dire choquante, car si je peux sourire devant la disparition de mon vieux sac, je tiens à cette montre, à ces photos, à ce vase pour leur valeur de souvenir ou pour leur valeur tout court. Et pourtant, je sais que je vais perdre, casser, oublier, « semer » un tas de choses derrière moi tout au long des années. Mais ce n’est pas pareil, a-t-on envie de s’écrier ! Non, le processus est différent, là, il y a la volonté de quelqu’un, pas seulement le hasard ou l’étourderie, mais si je regarde bien, je vois que le résultat est le même : les choses passent et souvent nous quittent.
C’est encore lui, Ryokan, ce vieux moine-poète japonais, qui m’a montré qu’on pouvait regarder ces mésaventures un petit peu différemment : rentrant dans sa hutte de montagne, par une belle soirée d’automne, il la trouva entièrement vide : plus de futon, plus de théière, plus d’écritoire… mais par la fenêtre, brillante, se déversait la lumière argentée de la lune et il remercia alors son voleur de la lui avoir laissée !
Je ne suis pas sûre d’avoir un coeur si ouvert ni une âme si généreuse que Ryokan ; je ne crois pas que je vais remercier mon voleur de m’avoir laissé mon vélo, bien attaché, mais j’apprends, un peu, grâce à lui,sinon à accepter de perdre et à laisser partir, mais que j’ai là quelque chose à apprendre...…
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