Que faire de notre peur? Nous savons que nous vivons dans une situation nouvelle qui est difficile et dangereuse. La peur est très présente dans notre vie quelle que soit notre histoire, quelles que soient nos rencontres précédentes avec la maladie, avec la mort, personne n’est protégé de la peur. Ou pour employer un terme peut-être plus juste, de l’anxiété, c’est à dire de quelque chose de menaçant, sans nature spécifique autre que cet éphémère de la vie et tous les dangers multiples qui sont en nous et autour de nous. Peur, anxiété, crise de panique, pour moi je préfère utiliser le terme « peur » parce que je le trouve très direct.
La peur est une réaction inhérente à l’être vivant, un signal qu’on ne peut pas négliger. Par exemple, la peur va nous donner une grande bouffée d’adrénaline pour nous mettre à courir quand il le faut ; ou bien nous faire changer une décision, on va se dire ce n’est pas une bonne idée de rentrer à pied dans ce quartier à cette heure-ci.
Mais parfois, on ne peut rien changer à la situation et là c’est difficile. C’est le cas en ce moment. On ne peut pas se mettre à courir pour échapper à la mort et on ne peut pas changer les circonstances de notre vie humaine.
La peur est dans notre esprit et elle se concrétise à travers le corps. Elle nous rend rigides, raides, elle nous empêche de bien respirer, et la première approche qu’on peut faire c’est justement de traiter cette peur dans notre corps. Apprendre à se détendre, apprendre à avoir une meilleure respiration. Il y a sur Internet beaucoup de conseils, beaucoup de sites tout à fait intéressants, j’en ai vus plusieurs qui aident à cette première approche. Mais je pense que ce n’est qu’une première approche parce que cela ne règle pas le problème en profondeur.
La peur reste en nous comme un obstacle, comme une gêne, comme quelque chose qu’on n’arrive pas à avaler et qui, littéralement, nous coupe le souffle, aussi longtemps que, comme le dit Maître Dogen, nous ne devenons pas intimes avec notre peur, aussi longtemps que nous ne pouvons pas la connaître, directement, à travers notre corps et à travers notre esprit.
S’asseoir en méditation, faire zazen avec notre corps, c’est ne plus fuir notre peur. C’est juste s’asseoir et, en quelque sorte, dire bonjour à notre peur et la laisser s’asseoir avec nous un moment. Je pense beaucoup en termes d’images, ça m’aide et ça me fait un petit peu sourire même dans les moments où les choses ne donnent pas envie de sourire et j’ai un imaginaire de bande dessinée en fait, et donc je me vois en train de prendre ma peur par la main et de lui dire « Allez, viens, on va s’asseoir, on va s’asseoir ensemble un moment. » Après c’est à chacun de trouver ses propres images si vous aussi vous pensez par images !
La peur est une émotion, et nous avons à vivre toutes les émotions que nous éprouvons. Bien sûr, il y a des émotions agréables avec lesquelles nous aimerions rester et puis il y a les émotions qui ne le sont pas. Mais quand la peur est là, nous ne pouvons pas faire autrement que la vivre. Uchiyama Roshi dit : « Tout ce que vous rencontrez est votre vie. »
Nous devons vivre cette peur, non pas par une sorte de devoir moral, non pas parce que ça va nous faire avancer spirituellement, mais parce que c’est cela le goût de notre vie en ce moment, en cet instant. Alors nous pouvons arrêter de trier entre agréable et désagréable, entre « je veux » et « je ne veux pas », et nous asseoir juste avec ce qui est.
Alors, nous pouvons mieux voir notre refus et prendre conscience de notre peur de la peur. Parce que s’arrêter un moment, tranquille, nous permet de voir où nous ne voulons pas aller, de voir clairement ce que nous refusons, alors que c’est déjà là.
On ne va pas se forcer à y aller, on ne va pas s’obliger à sauter à pieds joints dans notre peur, mais on va juste regarder.
Et au moment où on sent que notre corps commence à se raidir, qu’on commence à avoir du mal à respirer, on s’arrête. On ne laisse pas nos pensées mettre en route tout un scénario qui finit en catastrophe ; moi, toujours dans mon imaginaire de bande dessinée, je vois une espèce de gros monstre noir, vous savez, comme dans les cauchemars des enfants… Non,on s’arrête, on arrête les peurs et les histoires qui nous traversent la tête, et on accueille.
En zazen, en méditation, nous pouvons accueillir notre peur. Et être intime avec notre peur, c’est la connaître et la reconnaître à travers notre corps, ce n’est pas plonger dedans, ce n’est pas se faire dévorer mais c’est pouvoir s’asseoir et rester là avec ce qui est.
En ce moment, en nous, autour de nous, il y a la peur du changement, la peur de l’inconnu, il y a tous nos repères qui s’effritent, et bien sûr l’apparition de ce qui a toujours été là, de notre mortalité, ça veut dire de notre mort, la nôtre, et celle de nos proches. Et même le fait de l’avoir déjà rencontrée concrètement dans nos vies, même le fait d’avoir étudié, même le fait de bien connaître Dukkha, les Quatre Nobles Vérités, tous les enseignements, savoir que les deux, la perte, la mort, sont inévitables, eh bien ça ne nous aide pas.
Parce qu’on ne peut pas raisonner avec une émotion, mais on peut s’asseoir avec.
Parce que ces peurs, en fait, ces peurs sont la réalité, nous allons tout perdre, nous allons mourir et peut-être qu’il faut que nous en soyons intimement persuadés pour qu’elles se calment.
Peut-être que lorsque l’on comprend que le pire est là, qu’il est là devant nous, nous pouvons arrêter un petit peu d’avoir peur, parce que notre peur est toujours une appréhension du pire à venir.
Alors, nous pouvons accueillir notre peur en méditation, lui dire oui, nous ouvrir à la compassion, parce que cette peur est présente chez tous les êtres vivants, les êtres humains mais aussi les animaux, et puis peut-être aussi chez les arbres ou les plantes.
Parce qu’en ce moment nous n’avons plus de moyen de contourner cette peur, parce qu’elle nous est répétée sans cesse à travers toutes les radios, les télévisions, avec le décompte des morts, la détresse, nous ressentons que nous avons un besoin de protection. Mais nos protections habituelles se délitent, nos protections habituelles se défont et nous avons besoin de quelque chose de stable et de solide. Et pour moi bien sûr, cela c’est zazen. La méditation.
D’un autre côté, comprenons-nous bien, je n’ai pas un système tout fait à vous présenter qui, là, en quelques minutes avant neuf heures, va éviter toutes les peurs et va marcher à chaque instant. Pour moi, et je parle par expérience, à partir de mon expérience de la maladie et de la mort, pour moi le remède, c’est le Dharma du Bouddha.
« Tout est impermanent, ce corps est déjà au-delà de notre contrôle, lorsqu’il y a naissance il y a mort ». Mais ça sont des mots encore. Il faut que ces mots soient mis en œuvre, il faut qu’ils soient réalisés. La mise en œuvre de ce remède, c’est le chemin, le chemin du Bouddha. Et ça c’est un chemin que chacun de nous doit faire. Je ne peux pas faire votre chemin, vous pouvez pas faire mon chemin, mais ce que le Bouddha a enseigné qui est à la fois le début, le milieu et le tout de ce chemin, c’est zazen, c’est la méditation.
Alors asseyons-nous, et le mot qui m’est venu hier en préparant ces enseignements, c’est asseyons-nous avec honnêteté, asseyons avec nous tels que nous sommes, asseyons-nous avec notre peur, parce que même si ce n’est pas là que nous voulons être, c’est là que nous sommes.
Ouvrons-nous à metta, à la compassion, la compassion envers nous-mêmes d’abord, sans se juger, sans se condamner, et sans être trop indulgent non plus . Juste prendre soin de nous-mêmes et de notre peur. Dire un oui, oui je suis là, j’ai cette peur, elle est à la fois précise et vague, et je respire à travers cette peur. Vous vous acceptez tels que vous êtes, et ça c’est le premier pas de la compassion.
Et, je pense que la compassion justement, c’est ce qui va user notre peur.
A ce moment-là, nous allons peut-être commencer à voir avec un petit peu plus de clarté, voir notre vulnérabilité, notre fragilité, et puis aussi notre force. Ce « oui », c’est savoir que oui peut-être que ça va aller mieux, mais peut-être que non, peut-être qu’on va mourir demain, mais peut-être qu’on va mourir dans X années. Ce oui global, comme ça, à nous-mêmes, ce n’est pas de l’indifférence par rapport à la vie à la mort, mais c’est une acceptation profonde.
C’est une intimité avec cette partie de nous-mêmes que nous refusons généralement parce qu’elle est trop effrayante.
C’est être juste là, c’est comme le dit Maître Dogen « s’installer complètement dans son corps et dans son esprit ». Et à ce moment-là vous sentez le sol sur lequel vous êtes assis, et vous êtes soutenus par sa solidité. Vous sentez l’espace autour de vous qui enveloppe votre corps et vous êtes soutenus par sa légèreté. Et puis il y a cette respiration qui va et vient, cet air qui nous relie à ce que nous appelons extérieur.
Quand bien même votre esprit s’agite pour attirer votre attention : « Mais rappelle-toi, ta peur, ta peur rappelle-toi », nous pouvons laisser s’installer un peu de tranquillité , laisser s’installer en nous une respiration profonde, un « oui » complet à ce qui est.
Bien sûr, ça ne va pas se faire d’un coup, ça ne va pas se faire totalement, ça ne va peut-être pas durer longtemps, mais ça va ! On va revenir à nous même, à notre corps, et on va se laisser respirer.
C’est un chemin et ceci est le Chemin du Bouddha.
Pour moi, ce qui représente cela, c’est le mudra de la non-peur. Le Bouddha lève de la main, paume tournée vers nous, comme ceci. Selon les moments, j’y vois deux significations et même deux significations contraires.
La première c’est un « stop », stop à la peur. Ici, en méditation, je suis centré, ici je suis solide et la peur n’entre pas. Pour moi c’est cela la première signification.
Mais j’y vois aussi autre chose, le geste qu’on va faire pour dire bonjour, pour dire salut, pour accueillir en fait.
Cette deuxième approche est reliée pour moi à une histoire que j’aime beaucoup. Lorsque le Bouddha est assis sous l’Arbre de l’Eveil, il y a Mara et son armée qui arrivent parce qu’ils craignent le Bouddha, ils craignent cette personne qui va vaincre la mort. Et ils attaquent le Bouddha pour le blesser, le tuer, ils envoient des javelots, ils envoient des flèches, et avec ce geste, paume tournée vers eux, que fait le Bouddha, toutes ces armes blessantes se transforment en fleurs et tombent aux pieds du Bouddha.
Alors je pense que quand nous asseyons, nous, avec cette acceptation complète, sur notre coussin, sur notre chaise, nous sommes en fait au pied de l’Arbre de l’Eveil, et il me semble que, un tout petit peu, oui un tout petit peu, nos peurs se changent en fleurs, un petit peu, et je pense qu’ à ce moment-là, il y a un « oui » , une acceptation profonde, pour accueillir notre peur, la perte, la mort. Et ce oui à ce moment-là, c’est fondamentalement un oui à la vie.
Joshin Sensei
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