Alors pour continuer un peu sur tout ce qu'on a vu ce mois-ci, avec les grands sages qui disparaissent dans la montagne, avec « s’éveiller avec la terre entière et le grand ciel », ça m'a remis en tête une expression qu'on trouve souvent dans le zen et et qui m'avait frappée quand j'ai commencé, enfin quand j'ai eu l'impression, de commencer à la comprendre :
« D'abord les montagnes sont les montagnes et les rivières sont les rivières
Puis les montagnes ne sont plus les montagnes et les rivières ne sont plus les rivières
Et enfin les montagnes sont les montagnes et les rivières sont les rivières. »
Dans dans la première phrase : les montagnes sont les montagnes... Voilà, il y a nous et il y a notre regard sur ce qui est extérieur, séparé, tout ce qu'on voit, non pas avec transparence, mais dont on se fait une représentation ; et nous, notre représentation est certainement complètement différente de celle de M° Dogen, ou des Maîtres du Chan du 7 ème s. Nous avons un regard passe à travers la littérature, à travers le romantisme, tout est « romantisé » ; la nature : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé... » mais peu importe laquelle, tous, on se fait une représentation, différente suivant culture, etc mais toujours voir à travers des filtres, des idées, des concepts.
« Montagnes et rivières » sont là pour définir ce qui est radicalement autre- autre que nous, tout ce qui nous entoure, qu’on appelle aussi la myriade de dharmas.
Donc cette première phrase, elle correspondrait à : moi je suis ici la montagne est là-bas ; moi je suis ici et vous, vous êtes là. Tout ce qui fait une séparation, tout ce qui fait que je porte mon regard sur quelque chose qui est extérieur et pour lequel j'ai un regard, on l'a déjà dit, limité par mes possibilités humaines et physiques déjà , et par mes possibilités de représentation aussi .
Après, on vient à la deuxième phrase, et là c'est le le « retournement quantique » dont on a parlé pour dire qu’à un moment, eh bien non, ce n'est plus comme ça ; ce n'est plus moi ici et ça là-bas, la montagne n'est plus la montagne parce que la montagne, c'est le corps du Bouddha, pour la rivière on a ce fameux poème, la rivière c'est la parole du Bouddha qui traverse le monde à chaque instant. Maître Dogen dit : « Etudier les montagnes, c'est devenir intime avec les montagnes, c'est ne faire plus qu'un avec elles »
Donc ça à ce moment-là à travers notre pratique et surtout, dirait-il, à travers zazen, nous réalisons ( comprendre de façon très concrète, hors de notre esprit, plutôt avec corps-esprit) la non séparation : les montagnes ne sont plus les montagnes, les montagnes sont le corps du Dharma, mon propre corps, le Bouddha Dharma – la Réalité même, la Vacuité.
On est passé des phénomènes à la Vacuité pour dire vite, ce qui n’est pas vite fait, ni vite réalisé ! mais il y a le 3e point : « Et enfin les montagnes sont les montagnes et les rivières sont les rivières » Parce que dans ce monde nous devons pouvoir fonctionner avec ce nouveau regard, avec une autre compréhension, nous ne pouvons pas rester à la phrase numéro 2 et ça parfois c'est difficile...
Parce que nous avons l'impression que si nous étions vraiment complètement dans la phrase numéro 2, eh bien tous les problèmes posés par ce petit moi, ce petit moi exigeant, à qui il arrive des choses sans arrêt dans le Samsara, eh bien tous les problèmes pourraient disparaître ; ce serait comme les sages qui disparaissent dans la montagne. Voilà j'aurais disparu, donc je n'aurais plus aucun problème, pas complètement disparu quand même : je regarderais le monde du haut de la montagne ; c'est vraiment l'idée de : je suis sur mon coussin, ne me dérangez pas et que le monde arrête de tourner.
On comprend bien que dans une expérience de la non – séparation, essayer de se couper du monde, est à peu près la chose la plus stupide qu'on puisse imaginer.
« Vouloir » : déjà le vouloir, vouloir rester dans cet état de béatitude flottante, eh bien c'est déjà ne plus y être bien sûr ; à partir du moment où il y a un « vouloir » se sentir coupé, séparé du monde et de ses problèmes, c'est avoir justement complètement, mais alors complètement quitté le sage qui disparaît dans la montagne !
Comme essayer de pousser quelque chose pour essayer de mettre quelque chose d'autre à la place, ce qui n’est pas vraiment le non-faire !`
M° Dogen dit “ Les personnes ordinaires essaient d'atteindre l’Eveil en balayant l'illusion » ça veut dire qu'on va choisir : on pense que l'Eveil, la deuxième phrase, c’est bien, et que la première phrase est fausse, parce qu’elle est l’illusion.
Vous savez, quand on se répète pendant zazen « c'est zazen, il faut que j'arrête de penser » ! Une fois qu’on a mis cette pensée au milieu, elle ne va pas disparaître, on est loin du lâcher-prise !
Et pourtant, effectivement c'est zazen en fait c'est ça : nous ne faisons pas vraiment de discrimination, même si les pensées continuent à aller et venir, simplement nous les laissons partir. – Zazen inclut : penser et non-penser, les deux ensemble c’est zazen !
Maître Dogen nous le dit : penser et non -penser existent dans l'Eveil , il n’y a rien à repousser.
Pour le dire autrement, discrimination et non-discrimination, les deux existent dans dans l'Eveil et c'est ça ce qu'on appellerait la réalité sans limites, ou le point fondamental ( traduire Genjokoan ).
Les montagnes sont des montagnes, les montagnes ne sont pas des montagnes, et ce qui m'intéresse, c'est que c'est inclusif : en fait je ne vais pas choisir le 1, je ne vais pas choisir le 2 ; la phrase 3, « Et enfin les montagnes sont les montagnes et les rivières sont les rivières », ce n’est pas la synthèse, ce n'est pas un peu 1, un peu 2, pas sauter de l’un à l’autre... ; c'est inclusif, vivre exactement dans cet endroit avec ce regard qui va voir à la fois les phénomènes et la vacuité.
Arrivé là, je veux dire les choses de façon plus concrète.
M° Dogen n’est pas quelqu’un qui va laisser les Sages dans la montagne, il sait bien qu’il faut revenir à la place du marché, lui qui a passé ses années au retour de Chine, à fonder des monastères, à enseigner à moines et laïcs, à transmettre la Voie du Bouddha. Ce qui m’a aidé à comprendre le sens de la troisième phrase, ce sont ces paroles de M° Dogen :
« Notre pratique est de reconnaître
la signification de tout ce qui est
- même un grain de riz ou un peu d'eau. Exprimer un respect total pour un grain de riz
c'est exprimer un respect total pour le Bouddha. Alors vous comprendrez
que ce grain de riz est l'absolu. »
Un grain de riz, un petit peu d’eau, ce n’est vraiment pas grand-chose, nous n’y faisons pas attention, seulement si faim, ou soif, c’est la phrase 1 ; comprendre que chaque chose, un petit peu d'eau, un seul grain de riz aussi bien qu'une montagne ou une rivière, chaque chose est l'Absolu ; chaque chose est le Royaume du Dharma en soi, chaque chose est reliée à chaque chose et chaque chose est la Réalité telle qu'elle est, c’est la phrase 2.
Et puis il y a la 3e phrase, là maître Dogen en fait la donne un peu partout dans le Shobogenzo, et spécialement à propos du grain de riz, je pensais à son texte « Instructions pour le cuisinier d'un temple zen » parce qu'un grain de riz, là, c'est l'Absolu et puis après pof ! on va le mettre dans l'eau bouillante et on va le faire cuire.
Voilà : on ne peut pas rester au « grain de riz - absolu » et s'asseoir devant le grain de riz ; parce que déjà là, on créerait une différence : si on regarde le grain de riz en se disant : c'est l'absolu, c’est la Réalité, c’est oublier que nous sommes nous-mêmes dans cette Réalité complète, qu'on n'est pas comme une sorte d'œil de Dieu en train de la regarder de l'extérieur.
Et puis les phénomènes existent aussi et le grain de riz, on va le manger, voilà. Et Maître Dogen explique :
« En lavant le riz, ôtez le sable que vous trouvez – mais sans perdre un grain de riz. Lorsque vous regardez le riz, voyez le sable en même temps; et en regardant le sable, voyez aussi le riz. Examinez bien les deux... »
Voilà, on est redescendu de la montagne, on va saluer et remercier tous les Bouddhas, et ce sera l’heure de laver le riz !
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