Le chagrin est un bouddha, la joie est un bouddha
- Joshin Sensei
- 14 juin
- 6 min de lecture
J'ai trouvé qu'aujourd'hui, c'était un bon jour pour parler de la destruction du monde qui est en cours parce qu’il y a en ce moment la Conférence sur l’ Océan. Des représentants religieux y ont pris la parole, et notre école école Sotozen est représentée par Joshin Sensei qui dirige La Demeure sans Limites.
J’ai choisi aujourd’hui une enseignante dont j'ai déjà lu plusieurs fois des textes, Joan Sutherland Roshi. Dans une approche presque lyrique, comme « voyant » au sens de Rimbaud, elle nous met au défi d’accepter nos émotions, d’accepter de regarder en face notre chagrin devant la perte : la perte de notre innocence au monde, la perte de notre émerveillement devant la nature.
Et, dit elle, ce qui nous arrête est la peur de ce chagrin, de ce deuil :« Nous n’aimons pas avoir du chagrin », dit-elle « et nous préférons garder un esprit tranquille, mais c’est une fausse tranquillité. »
Pourtant nous avons la possibilité de le vivre sans nous y noyer ; elle nous raconte cette histoire Zen de la jeune femme Mujaku, qui cherchait à comprendre ce qu’était le chagrin, et qui reçut une réponse en vivant la fin de la séparation avec le monde qui nous entoure.
Elle propose une réflexion sur cette coupure, cette séparation que nous vivons en ce moment : nous devons nous séparer de toutes les attentes que nous avions formées sur le thème du « toujours plus » !
Elle propose une réflexion sur le deuil, celui que nous avons à faire de nos illusions de développement sans fin, de maîtrise, de séparation d’avec le vivant.
Elle nous dit l’impossibilité de guérir d’un chagrin ou d’un deuil tant que nous ne sommes pas devenus intimes avec notre émotion, aussi longtemps que nous préférons détourner le regard.
Ce n’est qu’en acceptant ce chagrin, que nous gardons caché, non-dit, non-avoué à nous même, que nous pourrions alors retrouver ce regard qui nous faisait un avec le monde.
C’est un texte très étonnant car elle nous dit aussi que lorsque nous sommes prêt.es à affronter nos émotions, à ne plus en avoir peur, les larmes sont « une petite cérémonie qui nous maintient proches du monde. Elles nous rendent moins fragiles, plus résilients ».
Ce texte commence avec une phrase très forte : « Le chagrin est un bouddha, la joie est un bouddha, la colère est un bouddha, la paix est un bouddha. »
Et elle, poursuit : « Dans les koans, nous sommes censés devenir intimes avec tous les bouddhas, grimper en eux, les laisser grimper en nous, les brûler pour nous réchauffer, faire l'amour avec eux, les tuer, en trouver un assis au milieu de la maison. Vous n'êtes pas censé guérir le bouddha du chagrin, ni lui de votre chagrin. Vous êtes censé découvrir ce que signifie faire partie d'une saison de votre cœur-esprit, d’une saison dans le monde, qui a été tachée et teintée par le chagrin, et aussi rendue sacrée par le chagrin. »
`C’est cette saison que nous vivons : une saison douloureuse du coeur et de l’esprit que nous devons regarder en face.
Elle parle de l’océan, elle dit que « nous contenons à la fois les profondeurs intemporelles- nos origines depuis les premières cellules, et notre vie : les vagues qui balayent le fragile radeau qui nous transporte de la naissance à la mort. »
Elle raconte : « Il y a longtemps, une jeune femme, Mujaku, est perdue dans le deuil après la mort de son mari. Elle abandonne tout et se rend dans un monastère pour demander de l'aide. Elle pose la question :« Qu'est-ce que le zen ? » Un maître lui répond que le cœur de la personne qui pose la question est le zen : son cœur brisé est le bouddha de ce moment et de cet endroit. Elle décide de rester pour découvrir ce que cela signifie.
Assise dans l'obscurité, elle passe ses doigts sur son visage devenu le visage du bouddha du chagrin, elle en apprend ses contours. Au fil du temps, elle découvre une sorte de grâce dans cette obscurité, avec le chagrin pour seule compagnie : une humilité profonde, un calme profond, une écoute profonde.
Un jour, la femme entend le cri d'un cerf provenant d'un ruisseau voisin. « Où est le cerf ? » demande le maître. Elle écoute, concentrée, mûre de quelque chose. « Qui écoute ? » demande le Maître.
La chose mûre éclate en elle ; le cri du cerf résonne à travers les arbres et s'élève simultanément de son propre cœur meurtri. Elle est là, les sabots fendus et mouillés, et elle est ici, s'interrogeant, et tout écoute tout.
Plus tard, elle se retrouve près du ruisseau avec un seau laqué destiné aux fleurs, mais elle le remplit d'eau. Elle voit le reflet de la lune dans l'eau : elle voit son chagrin rayonne. Plus tard encore, le fond de son seau se détache : l'eau et la lumière s'écoulent dans la terre. Toute cette humidité : le ruisseau, la lune aqueuse dans le seau, l'œil humide du cerf, la femme en pleurs.
Ses larmes deviennent un solvant qui dissout ce qui est inflexible en nous, les défenses que nous érigeons pour ne pas ressentir toute la douleur de la vie, mais qui nous empêchent aussi d'en ressentir toute la beauté.
Les larmes adoucissent, décollent, brisent, renversent et remplissent. Elles coulent comme de l'eau sous la glace, et soudain, ce qui était gelé coule à nouveau. »
Quand on est dans le chagrin le plus souvent nous voulons en sortir le plus vite possible mais cette femme laisse son temps au chagrin jusqu’à ce qu’elle puisse s’ouvrir à une rencontre totale avec tout ce qui l’entoure : alors ses larmes sont source de vie et de renouveau.
Certaines personnes craignent ce genre de dissolution. « Serai-je toujours moi-même ? Vais-je disparaître ou devenir fou ? Serai-je capable de lutter contre le changement climatique ? » Si nous commençons à pleurer, si nous nous ouvrons à la douleur, à l'émotion et à la beauté terrible et blessée de la vie sur cette Terre, peut-être que ne pourrons-nous plus nous arrêter et que nous nous noierons, pensons-nous.
Mais non, nous ne disparaissons pas, nous ne nous noyons pas. Nous ne pleurons pas éternellement. Mais si, de temps en temps, ces larmes viennent de nous, elles ne sont plus effrayantes ; elles sont une petite cérémonie qui nous maintient proches du monde. Elles nous rendent moins fragiles, plus résilients. Nous pleurons parce que quelque chose se déverse en nous et nous submerge, parce qu'il est impossible de dire quoi que ce soit à certains moments et qu'il est tout aussi impossible de ne rien offrir en retour.
Les larmes salées sont les vestiges de nos origines océaniques, mais elles sont aussi le résidu de la mer difficile que nous traversons dans cette vie. Nous contenons à la fois les profondeurs intemporelles- nos origines depuis les premières cellules, et les vagues qui balayent le fragile radeau qui nous transporte de la naissance à la mort.
Finalement, nous trouverons peut-être notre chemin vers l'œil du cyclone, comme Mujaku. Il y a cependant une différence. À l'époque de Mujaku, il était possible d'aimer le monde naturel avec innocence ; son éveil est intimement lié, d'une manière ancienne et simple, aux cerfs, au ruisseau et à la lune à travers les arbres. Elle pouvait tenir pour acquis ce que nous ne pouvons plus aujourd'hui, à savoir que le monde naturel sera toujours là, éternel et autosuffisant, pour nous guérir et nous ouvrir. Nous ne pouvons plus aimer la Terre innocemment, en ignorant les effets de la façon dont nous la traitons.
En ce moment, l’humanité est tellement enceinte de l'avenir, enceinte sans savoir entièrement ce qui va naître. Nous entrons ensemble dans un grand mystère.. Nous entrons ensemble dans un grand mystère.
Peut-être pourrions-nous également apporter des cœurs purifiés, rendus humbles par ce que nous avons fait, et la volonté de suivre l'amour où qu'il nous mène »
Ouvrir nos coeurs à l’amour du monde, accepter le deuil d’une innocence perdue...nous avons perdu le chemin vers les animaux, vers les plantes, vers le monde sauvage et vers le fond de l’océan. Nous avons cru que les écrans et maintenant l’IA pourraient les remplacer.
« Il faut comprendre que nous avons bien plus besoin de la nature que la nature a besoin de nous. Elle a besoin que nous ressentions des liens aimants avec non seulement nos animaux familiers, mais le monde animal et végétal. Elle a besoin de nos émotions poétiques devant les mers, les montagnes, les vols d'oies sauvages, la majestueuse sérénité des grands arbres.
Nous ne devons jamais oublier que nous sommes des vivants au sein d'un monde vivant. » Ce sont les phrases d’Edgar Morin.
Il me semble que c’est là ce retour à l’amour du monde avec innocence , cette ouverture totale au grand mystère du monde.
Et puisque nous avons ce regard poétique, je voudrais finir avec une phrase de Novalis que j’ai retrouvée cette semaine ; il dit : « La somme de tout ce qui nous touche, on l’appelle la nature »
Et en effet je crois qu’il faut que nous nous laissions toucher par le monde, au risque des larmes, car si nous ne savons plus être touchés, nous ne sommes plus des vivants dans un monde vivant- mais le monde meurt, et notre humanité aussi.

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