A u Japon, c’est la fête du printemps, du renouveau, dans les temples mais aussi les maisons et les écoles :
On place une petite statue de Bouddha, très reconnaissable car debout une main pointant vers le ciel, l’autre vers la terre, et on arrose cette statue de « thé sucré »avec une sorte de grande louche en bambou.
* voir plus sur la naissance du Bouddha sur le blog : https://lulena-zen.blogspot.com/2013/04/naissance-du-bouddha-fete-des-fleurs.html
Et curieusement c’est de cette louche en bois que je voudrais parler !
C’est une hishaku -une louche en bambou, en bois ou en métal avec un long manche.
C’est une louche qu’on utilisait dans les cuisines des temples, pour puiser de l’eau ou servir le riz ; et aujourd’hui on l’utilise avant d’entrer dans un sanctuaire ou un temple pour verser de l’eau sur se mains, pour se purifier.
Dans son temple d’Eiheiji, comme dans tous les temples du Japon, chaque année ce jour-là, M° Dogen accomplissait cette cérémonie et donnait des enseignements à ses moines.
Voilà ce qu’il dit une année : « Moines, voici les paroles du vieux Bouddha Wanshi*- * Wanshi : un moine chinois du 12eme siècle, c’est de lui que vient l’expression : « l’Illumination silencieuse » M°Dogen le respectait beaucoup, l’appelait « le Vieux Bouddha »..mais ensuite il reprenait toujours ce qu’il avait dit, et le changeait ! M° Dogen :
« Quand le Maître du Dharma, Wanshi, était Supérieur du monastère, dans un discours lors du bain du bébé Bouddha, il dit : « Ceci est l'eau complètement claire de la vacuité de la nature de soi ; le corps parfaitement brillant de la pure sagesse. Nous n'avons donc pas besoin de laver ce corps ; il n' y a pas un grain de poussière qui existe. » Pureté : eau pur, corps pur, clarté ...Vacuité
Pourtant M° Dogen poursuit, prenant totalement le contre-pied de Wanshi : « En cette occasion, Shakyamouni Bouddha, ne te fâche pas si nous versons de l'eau polluée sur ta tête. »
Eau polluée, esprit pollué, colère - les kleshas* :les obscurcissements de l’esprit, Dans le bouddhisme, les kleshas sont des états mentaux qui obscurcissent l'esprit et se manifestent par des actions malsaines. Les kleshas comprennent des états d'esprit tels que l'anxiété, la peur, la colère, la jalousie, le désir, la dépression ; autrement dit les Trois poisons. Tout ce qui obscurcit notre coeur-esprit clair et pur.
« Vous toutes, poursuit M° Dogen, personnes bienveillantes, qu'en est-il au juste quand la louche en bois est dans votre main ? » Cette louche en bois qu’ on utilise dans la cuisine. Donc un objet quotidien et banal.
Wanshi ne disait pas comment on versait l’eau, il y a un côté un peu « éthéré » dans ses paroles, mais M° Dogen est beaucoup plus direct, plus concret ; il mentionne dans la Salle du Dharma- là où les moines se réunissent avec leurs grandes robes, leurs okesas- cet objet quotidien, banal, presque « vulgaire » !
Pourquoi est-ce que cet objet si banal, utilitaire arrive-t-il tout à coup dans la Salle du Dharma ?
Dans la cuisine la louche en bois sert à servir le riz aux moines ; là, dans la salle du Dharma elle sert à verser l’eau pure sur le corps pur du Bouddha. Cette louche en bois va donc de la cuisine à la Salle du Dharma et du Dharma à la cuisine,...Elle relie les deux. Elle est à la fois forme, phénomène ( cuisine ) et vacuité ( elle a disparu dans le texte de Wanshi…) Elle relie l’eau de la cuisine, toute phénomène et l’eau du Dharma, toute pureté...
Et donc, comme le dit M°Dogen, dans la Salle du Dharma même on trouve les phénomènes, les kleshas : eau polluée, colère…et dans la cuisine, on retrouve la pureté ; alors, comme M° Dogen le fait souvent, je vais retourner sa phrase :
« Dans la cuisine, la louche en bois pure sert la nourriture pure aux Bouddhas » ce qui amène la Vacuité exactement là où elle est toujours, au coeur des phénomènes.
M° Dogen cite l’eau pure du Dharma – vacuité- puis l’eau de la louche en bois- car il n’y a pas de vacuité hors des phénomènes, c’est le Hannyah Shingyo.
Phénomènes et vacuité, différence et unité, se mêlant, comme le dit le SandokaÏ : non pas deux mais l’un et l’autre, l’un est l’autre -
On retrouve ici la phrase la plus présente dans tous les écrits de M° Dogen : « Pratique et Eveil sont un, sont mêmes : Shu Sho ichi nyô ». Il suffit pour cela de retrousser ses manches, de verser l’eau, de cuire le riz : pas d ‘Eveil en dehors de la pratique.
Toutes les activités sont alors « Butsu-ji » : activité de Bouddha. Pas de différence entre pratique et Eveil, pas de différence entre Salle du Dharma, et cuisine, ou toilettes, ou salle d’eau ou Zendo : tous les lieux sont lieux de l’Eveil, juste là sous nos pieds lorsque nous laissons apparaître notre nature de Bouddha à travers nos actes.
Nous ne comprenons pas toujours cela, alors pendant zazen, parfois nous essayons de ne garder que l’eau pure...Nous voyons bien comme en zazen nous essayons d’empêcher, d’arrêter, ce qui nous gêne, ce que nous n’aimons pas voir de nous même. Comment nous aimerions déraciner de nous notre souffrance. Nous nous battons avec nous même, et cela ne fait que renforcer la souffrance…
Vouloir couper une partie de nous même mène à un combat intérieur- qui rejaillira tôt ou tard à l’extérieur- ; juger et condamner les parties de nous même qui créent la souffrance, renforce le combat intérieur et extérieur…
Le Bouddha enseigne à abandonner ce combat sans issue, ouvrir les mains, nous asseoir et laisser la paix s’installer en nous. C’est zazen.
Puis on se lève. Et on reprend la « louche en bois », parce que nous vivons dans le monde des phénomènes, et ce sont dans ces phénomènes même que se trouvent la pureté, la Vacuité, l’Infini.
Et en zazen, assis tranquille, disparaît « bon » et « mauvais »...reste l’espace, la lumière, la paix.
Je reviens à la louche en bois : imitant un discours classique des soutras qui citent tous les noms du Bouddha, l’Omniscient, le Parfait, etc, lui l’appelle : « Le Tathagata de la Louche en Bois cassée » !
Cet objet si ordinaire, de peu de valeur, et pourtant indispensable, qui sert autant à la cuisine, c’est-à-dire au quotidien, qu’à verser l’eau pure sur le Bouddha, il semble que ce sont les moines qu’il a devant lui - et nous ! - nous sommes à la fois forme, phénomène, et nature de Bouddha, nature toujours pure et Vide.
Une autre fois, accueillant un nouveau tenzo (cuisinier du temple) au début d’une retraite d’été il dit : « J’ai invité une louche en bois pour cette montagne (c’est-à-dire ce temple) ...Les narines qui emplissent les cieux ( quelle façon de parler des divinités!!) surveillent ce royaume parfumé ( la cuisine)... »
Nous sommes en effet et kleshas et coeur lumineux, obscurité et lumière, ignorance et nature de Bouddha - louche en bois de la cuisine, et louche en bois de l'eau pure. Et nous vivons exactement là, que ce soit le Royaume du Dharma ou le Royaume parfumé de la cuisine. Tous les lieux sont Royaumes: samsara et Nirvana ici-même.
Dans tous ses écrits et ses discours aux moines, M° Dogen affirme la réalité totale du monde des phénomènes concrets : samsara et Nirvana ; la non-dualité des moyens et de la fin et il répète sans cesse que ce royaume concret est le lieu même de la pratique - réalisation non-deux, pas de différence entre pratique et Eveil.
Il montre bien cela, dans un autre passage : parlant des mérites du Tenzo, il dit : « Le riz dans le bol, l’eau dans le seau parlent également des mérites de Prajna pour le bien des autres ». Offrir l’encens ou laver le riz- tout cela est Réalisation de Prajna, et de la Compassion. En actes.
On voit la différence avec Wanshi « le vieux Bouddha », que M° Dogen admire mais dont il prend le contre-pied : il n’est pas question de rester flotter dans la Vacuité, loin des phénomènes : pour M° Dogen il faut « mettre en oeuvre » notre Nature de Bouddha, c’est se retrousser les manches, et même si l’eau est polluée, impure, la verser sur la tête du Bouddha : c’est ainsi, à travers nos actes, que nous allons faire apparaître- laisser apparaître- notre nature de Bouddha. Nous n’attendons pas d’être parfait pour pratiquer : c’est parce que nous sommes déjà « parfaits » que nous pratiquons !
A la fin d’un discours sur le bébé Bouddha, il conclut : « Quelle est la véritable signification lorsque nous baignons le Bouddha? » Après une pause: « Rassemblant ( tenant ensemble les morceaux de ) notre propre louche en bois cassée, nous versons l'eau sur sa tête pour baigner le corps du Tathagatha. »
Même impurs, même cassés, nous versons l’eau sur la tête du bébé Bouddha, nous faisons zazen... C’est zazen ; c’est la plus juste, plus intéressante, plus profonde définition de zazen que je connaisse. ... Juste comme nous sommes, rien à enlever, rien à chercher. Nous rassemblons notre « moi » skandhas et kleshas, nous nous asseyons, Shikantaza, et alors, plus un grain de poussière...nous versons l’eau pure sur le corps pur du Bouddha...Zazen.
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Traduction du Eihei Kuroku en anglais Okumura Roshi et K. Leighton
Commentaires Joshin Sensei
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