Demain samedi, je vais probablement sortir, comme je suis sortie presque tous les samedis en fait, presque tous les samedis matins. Parce que le samedi, à Valence, c’est marché. C’est marché, on y va, et quand on arrive on voit plein de monde, et on se dit ah, je suis encore venue trop tard, il va falloir faire la queue, dix minutes pour avoir des œufs, un quart d’heure pour avoir des pommes. ..
Bon, mais en même temps c’est le marché, on retrouve plein de gens, on retrouve des gens qu’on connaît, on s’embrasse, on discute, on retrouve des gens qu’on connaît seulement de vue alors on se sourit un petit peu. Mais il y a aussi les gens qui vous envoient leur cabas dans les jambes, qui vous roulent sur les pieds avec leurs roulettes ! Et à la fin du marché, on cherche un endroit dans les cafés autour, au soleil, pour s’installer un petit peu. Et puis il y a plein de monde encore et puis on râle en se disant « ah vraiment il faut que je vienne plus tôt parce qu’il y a trop de monde dans ce marché ...».
Et bien sûr ces dernières semaines, ce n’était pas du tout comme ça. Je suis arrivée le premier samedi, vraiment c’était très impressionnant, on a tous fait cette expérience : je suis arrivée, cette place du marché était vide et toutes les rues qui arrivaient à cette place étaient vides, et j’ai croisé seulement en revenant une ou deux personnes. Et comme ce sont des rues du centre ville, elles sont assez étroites et on s’est poussées, on s’est écartées l’une de l’autre, et on s’est regardées, c’était deux femmes que j’ai croisées sur le chemin, on s’est regardées au-dessus de nos masques, et on a eu les yeux qui ont fait un petit sourire, un petit sourire gêné en même temps dans notre réaction de se reculer l’une de l’autre, mais voilà, c’était comme ça et on se souriait pour se dire « eh oui, maintenant c’est comme ça. »
Et en marchant dans ces rues vides, il y a une image qui m’est venue, c’est celle vous savez d’une aiguille à tricoter là, avec toutes les mailles, et je me suis dit « ah voilà, moi je suis une maille parmi toutes ces mailles, et j’ai besoin de toutes les autres mailles pour exister. » Je ne sais pas pourquoi cette image m’est venue, je ne tricote pas du tout, mais je me suis vue vraiment comme ça.
Vous voyez tout est complètement relié, il faut que chaque maille soit là, il faut que chaque maille soit tricotée et chaque maille a besoin des autres mailles et elle existe à partir de là.
Et c’est dans l’absence même de toutes ces personnes que j’ai reconnu le caractère essentiel de toutes ces personnes pour ma propre vie, à quel point toutes ces personnes que je rencontre, que j’aime bien, que, bon, avec qui c’est moins agréable, toutes ces personnes que je connais, que je connais pas, et bien sûr je parle de ma vie mais ça s’étend à tout l’univers, toutes ces personnes sont essentielles à mon existence. C’est vraiment une sensation frappante ; je pense qu’avec différents points de vue on a tous fait cette découverte, et ça m’a rappelé une phrase qu’un ami m’a envoyée, qu’il avait lue, qui dit : « Où s’arrête le « je » et où commence le « nous » ? »
Et je me suis dit, mais cette phrase, voilà, cette phrase c’est à la fois la conclusion de cette période de confinement et le point de départ de cette période que nous avons à vivre maintenant .
C’est comme si entre ce « je » et ce « nous » il y avait des murs qui s’étaient effondrés et qui nous révèlent complètement de nouveaux territoires. Et que la période qui va venir, c’est une période d’exploration de nouveaux territoires.
Où s’arrête le « je » et où commence le « nous » ? Quand je sors, si je mets un masque, si je ne mets pas de masque, si je rentre dans un magasin, si je ne rentre pas, ce « je » et ce « nous » sont sans arrêt en train de coexister. Je dois m’assurer de ce que je veux faire pour le « nous » et pour le « je ». Je dois mettre en actes en quelque sorte mes propres valeurs pour le « je » et pour le « nous ». Et il y a, oui, cette nouvelle coexistence et ces territoires qui se superposent en quelque sorte et je trouve que ça va être tout à fait passionnant à explorer, à réfléchir, à essayer.
Où s’arrête le « je » et où commence le « nous » ?
Et bien ce « nous » justement, il me semble qu’il y en a eu un qui s’est créé au fil des dernières semaines, entre nous. De vous savoir là, de pratiquer entre nous mais avec vous, pour moi de continuer à partir de lundi prochain, un peu différemment mais toujours je l’espère avec vous, c’est aussi une exploration d’un nouveau territoire. Je crois que là aussi, nous avons tous pris conscience de l’importance de ce troisième Trésor qu’est la Sangha. Je pratique et nous pratiquons. Nous pratiquons ensemble parce que je pratique, et je pratique parce que nous pratiquons ensemble. Nouveau territoire encore à explorer, le territoire de la Sangha.
Et dans ce territoire, il y a quelques personnes que j’aimerais nommer parce qu’elles ont été vraiment fondamentales pour ce « nous » qui s’est créé.
La première c’est Anne, c’est notre webmaster qui travaille pour l’Education nationale, qui avait un travail énorme de mise en place des connexions au début du confinement, et qui a pris le temps d’essayer de m’expliquer comment ça marchait une chaîne YouTube et comment on faisait un live streaming et tout ça, et vraiment c’est grâce à elle fondamentalement que nous avons pu nous rencontrer.
Et puis il y a Françoise, Françoise à qui j’ai dit « Moi Françoise, Facebook je n’y connais rien, je ne veux rien y connaître, allez-y, je vous le laisse, s’il vous plaît, occupez-vous en » et elle l’a fait.
Et ensuite, il y a Eol et Michel, les deux personnes détachent les enseignements, pour que je puisse les mettre sur la playlist, pour qu’ils puissent rester là, et que vous puissiez les voir et les revoir. Voilà.
Donc, c’est un « nous » vous voyez, qui dépend de beaucoup de « je », comme tous les « nous » que nous allons rencontrer.
Et puis il y a une autre personne qui est à la base de tout ce que nous avons fait, de tout ce que j’ai pu faire, c’est mon Maître. Moriyama Daigyo Roshi, du temple de Zuigakuin.
C’est mon Maître qui m’a accueillie à Zuigakuin, qui m’a permis de partager la pratique de la Sangha, alors que j’y connaissais pas grand-chose à la pratique et pas grand-chose au japonais.
C’est mon Maître, Moryama Daigyo Roshi, qui m’a rasé la tête un soir d’automne, qui m’a remis les vêtements monastiques et les bols comme dans le poème de Ryokan. C’est lui qui, quelques années plus tard, qui m’a transmis le Sceau du Dharma qu’il avait reçu de son Maître. Puis il a tendu son bol, parce que Zuigakuin c’était un temple très pauvre, il a tendu son bol pendant longtemps pour recueillir des aumônes pour que nous puissions commencer la Demeure Sans Limites.
C’est lui qui m’a accompagnée sur tout ce chemin.
Alors aujourd’hui je voudrais offrir ma gratitude au Maître bien sûr.
Offrir ma gratitude à vous tous, à vous toutes, à ces nonnes qui m’accompagnent, à toutes les personnes qui sont venues à la Demeure Sans Limites, et fondamentalement à Moriyama Daigyo Roshi.
Je voudrais offrir ma gratitude au rire du Maître - Moriyama Roshi avait un rire extraordinaire, il me regardait, il me voyait faire des bêtises et puis il riait.
Je voudrais offrir ma gratitude à la patience du Maître devant mes erreurs, devant mes colères.
Je voudrais offrir ma gratitude parce que, chaque fois que j’entre dans une salle de méditation, j’entends l’écho des pas de mon Maître.
Et chaque fois que je parle, j’essaie de parler avec l’écho des paroles de mon Maître, qui sans arrêt et avec patience, me remettait sur le chemin juste.
Enfin, je voudrais offrir ma gratitude au Maître qui, même s’il n’est plus là, m’accompagne encore et encore, parce que c’est lui qui m’a permis de commencer peut-être, à comprendre ce qu’est la gratitude.
Et cette gratitude maintenant, je peux essayer de l’étendre à tous les êtres.
Merci.
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